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SPORTLes arts martiaux coréens - partie 1

26/04/2024

Dresser un panorama des arts martiaux coréens n’est pas une démarche aisée, mais si l’on part du principe que tous les arts martiaux sont amenés à évoluer en permanence et à intégrer de nouvelles techniques au fil du temps afin d&rs...

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Dresser un panorama des arts martiaux coréens n’est pas une démarche aisée, mais si l’on part du principe que tous les arts martiaux sont amenés à évoluer en permanence et à intégrer de nouvelles techniques au fil du temps afin d’optimiser leur efficacité, on peut aborder le sujet avec plus de sérénité. Car force est de constater qu’il est très difficile d’affirmer avec certitude que tel ou tel art martial a conservé sa forme d’origine au fil des siècles. Les arts martiaux se nourrissent au cours du temps de nouveaux apports venus d’autres pays (La Mongolie, la Chine et le Japon par exemple pour les arts martiaux coréens), de nouvelles religions ou courants de pensées (le bouddhisme, le taoïsme, le confucianisme), de nouveaux évènements qui accélèrent leur développement (des invasions, des occupations ou des guerres) et de nouveaux apports humains (volontés royales, politiques gouvernementales).

 

Les paysans, les pêcheurs ou les colporteurs ont également apporté une contribution à l’évolution de ces arts par l’ajout de leurs propres techniques, en utilisant les outils à leur disposition (le fléau pour battre les céréales, le bâton, etc.) car il leur fallait bien se défendre contre les attaques extérieures, par exemple les incursions répétées des pirates venus du Japon. Bien que le peuple n’ait, souvent, pas eu l’autorisation de pratiquer les arts martiaux, il lui fallait trouver de façon autonome des solutions pour se défendre. La pratique de ces arts était aussi une manière de se divertir, notamment en organisant des tournois qui permettaient de se jauger, de tester de nouvelles techniques et de renforcer par là même, la cohésion du groupe. Ainsi, le Ssireum (lutte coréenne) fut très populaire et pratiqué régulièrement dans de nombreux villages dès le IVe siècle ; il l’est encore actuellement d’ailleurs. Il est indéniable qu’en Corée, une partie de cette connaissance martiale est venue enrichir les arts guerriers enseignés au sein des structures militaires.

Si l’on considère également que comme dans tous les arts martiaux, qu’ils soient contemporains ou anciens, coréens, chinois, japonais ou autres, des polémiques existent quant à la détention par tel ou tel Maître, de la forme pure et originelle, il faut s’abstenir de prendre parti et considérer que chacun, qu’il laisse ou non, son nom dans l’histoire, contribue à la richesse de ces arts et les fait évoluer au fil des siècles. C’est effectivement un parti pris, que je m’efforcerai d’appliquer pour présenter ce panorama des arts martiaux coréens. Par ailleurs, ces derniers étant très nombreux, il était souhaitable de sélectionner les plus anciens et les plus ancrés dans la culture coréenne, le but de cet article n’étant pas de rédiger un catalogue exhaustif.

SUBAK

Un des arts martiaux coréens parmi les plus anciens, serait le Subak (ou forme Soo-Bahk-Do actuelle). Dater sa création est assez difficile ; cependant, les historiens coréens la font souvent remonter au règne du mythique roi Tan’gun (2333 av J.C.), mais il n’y a aucune preuve de cela. En revanche, on retrouve des traces du Subak, sur des peintures datant du IVe siècle, réalisées à l’époque de l’ancien royaume de Goguryeo (37 av. J.-C. – 668 ap. J.-C.). Sans pouvoir déterminer précisément les techniques de combats utilisées, on peut noter qu’il s’agissait de techniques à mains nues, avec utilisation des paumes de la main et des poings (en frontal et latéral).

Vers la fin de la période des Trois Royaumes (fin du VIIe siècle), le Subak fut fragmenté et différentes écoles d’arts martiaux virent le jour par la suite, notamment le Yu Sool (ou Yusul) qui apparut durant la période du royaume de Goryeo (935 – 1392). Il s’agissait d’un art martial plus souple qui reposait moins sur des techniques de frappe mais davantage sur des techniques défensives, de saisies, de clés, de coups portés en utilisant la force de l’adversaire. L’équivalent au Japon est le Ju-jutsu.

Parallèlement, durant cette même période Goryeo, le Subak apparaît dans un document officiel. Il faisait partie d’épreuves de sélection militaire qui permettaient notamment d’intégrer la garde rapprochée du roi. Le document précise également que la discipline était pratiquée en présence de celui-ci, probablement à des fins de divertissement.

Certains chercheurs comme Scott Shaw, disent que ce seraient les Hwarang (nous en parlerons) qui ont inventé le Su Bak Gi, du fait de leur entraînement intensif à la course de montagne et grâce à l’exceptionnel développement des muscles de leurs jambes ; ils auraient ainsi, commencé à incorporer et à formaliser différentes techniques de coups de pied dans leur système de combat au corps-à-corps. De ce fait, le Su Bak Gi serait reconnu pour être à l’origine de la richesse des arts martiaux coréens en techniques de pied.

TAEKKYON

Selon différentes sources, il semblerait que le Taekkyon ait intégré dans sa pratique le Subak, qui serait, de fait, un des ancêtres du Taekkyon. Cet art martial traditionnel coréen a été inscrit en 2011 par l’UNESCO sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Il avait été préalablement, le 1er juin 1983, reconnu comme patrimoine culturel intangible (N° 76) de la République de Corée et il est souvent considéré comme la forme originelle de tous les arts martiaux coréens à mains nues.

Au cours de la longue période Joseon (1392- 1910), durant laquelle le confucianisme remplaça le bouddhisme comme religion d’état, ce fut surtout le peuple qui s’appropria le Taekkyon en organisant des tournois très populaires. Car en temps de paix, l’aristocratie, sous l’influence du néoconfucianisme, privilégiait plutôt les Lettres, aux Arts martiaux.

Les mouvements de base du Taekkyon sont souples et rythmés (déplacements appelés poumpalki), afin de libérer totalement le corps pour l’envoi rapide de coups de pieds précis et puissants. Les coups de pied au visage doivent toutefois être portés avec retenue. Le Taekkyon est un art martial très fluide et en même temps explosif ! Ce qui le caractérise également c’est le kihap (cri énergétique), les balayages et les coups portés avec les mains, ces dernières pouvant aussi être utilisées pour saisir très rapidement les jambes de l’adversaire afin de le déséquilibrer.

Le Taekkyon, qui a été, comme tous les autres arts martiaux, interdit durant la période d’occupation japonaise (1910 – 1945), a bien failli être oublié. Fort heureusement, quelques maîtres avaient continué à le pratiquer en secret, le plus notable étant Maître SONG Deok-gi (1893-1987) qui a pu le transmettre aux générations suivantes jusqu’aux dernières années de sa vie.

Le Taekkyon se développe actuellement à l’international. En France, c’est Jean-Sébastien BRESSY et Guillaume PINOT qui chapeautent depuis 2010, avec beaucoup de dynamisme, le Centre Français du Taekkyon (CFTK) qui est en lien direct avec la Daehan Taekkyon Federation et, depuis 2019, la Kyulyun Taekyun Association par l’intermédiaire de Madame Héjine BRESSY-HWANG, nouvelle arrivée au sein du CFTK.

Pour plus de détails sur le Taekkeon, lire l’article paru dans Culture Coréenne N°81.

SSIREUM

La lutte coréenne traditionnelle Ssireum (ou Ssirum) est inscrite depuis 2018 sur la Liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco. On en retrouve des traces sur les peintures murales des tombes royales de Goguryeo. Elle se pratique encore actuellement, à l’intérieur d’un cercle recouvert de sable. C’est dans cet espace que deux combattants s’affrontent. Ils portent chacun le satba, une ceinture qui est utilisée pour aider à identifier les lutteurs. Chaque ceinture est de couleur différente, elle est attachée autour de la taille et de la cuisse. Chaque lutteur essaie de saisir celle de l’adversaire pour tenter de le déséquilibrer et de le faire tomber. Les aspects techniques du Ssireum sont au moins aussi importants que la force. Le premier des deux combattants qui touche le sable avec n’importe quelle autre partie de son corps que les pieds (plus exactement à partir du genou), a perdu. Le Ssireum est encore très populaire en Corée de nos jours. Il a fait l’objet d’une codification au milieu du XXe siècle ; il symbolise l’esprit national du peuple coréen.

HWA RANG DO et TAE SOO DO

Les Hwarang étaient de jeunes hommes issus de la noblesse de Silla qui appartenaient à un groupe de guerriers d’élite. Ils ont fortement contribué à l’unification de la péninsule coréenne durant la période des Trois Royaumes (Silla, Baekje et Goguryeo). « Hwa » signifie « fleur », la composante féminine (yin) et « Rang » signifie « l’homme », la composante masculine (yang). La religion d’Etat était à l’époque le bouddhisme et c’est le roi Jinheung (540 – 576) qui confia au célèbre moine Won Kwang Bopsa le commandement de ce groupe et la création d’un code d’éthique, le Hwarang O Gye (fidélité au roi et au pays, fidélité à ses parents et à ses enseignants, confiance et fraternité entre amis, courage face à l’ennemi, sens de la justice).

Les Hwarang recevaient une formation extrêmement complète : arts martiaux, équitation, tir à l’arc, maniement d’armes les plus diverses… mais également littérature, philosophie, poésie, danse. Ils étaient de surcroît formés aux bases de la médecine asiatique (In Sul) et à divers types de méditation coréenne, le but étant de former des guerriers à la fois équilibrés et animés d’une grande force spirituelle. Totalement dévoués à leur souverain et à leur patrie, ils cultivaient un fort sentiment de loyauté et avaient le sens de l’honneur et du devoir envers leurs frères d’armes ; c’est sans doute ce qui les rendait invincibles malgré leur jeunesse. Pour la première fois de son histoire et principalement grâce à eux, le royaume de Silla a ainsi réussi à unifier une grande partie de la péninsule coréenne (668 – 676). Leurs compétences et techniques de combat ont été transmises via une succession ininterrompue de cinquante-neuf générations jusqu’à nos jours ; elles ont été préservées dans le secret lorsque le royaume s’est délité à partir du Xe siècle avec l’instauration de la dynastie Goryeo. L’art martial s’est alors appelé Um-Yang Kwon.

Le Dr. Joo Bang LEE, « Supreme Grand Master » / 10e Dan et 58e Dojoo, est actuellement considéré comme le fondateur du Hwa Rang Do (littéralement « L’art des Chevaliers de Fleurs »), car il a été le premier à codifier et à répertorier toutes ses techniques. C’est le moine Suahm Dosa, dernier détenteur de toute la connaissance secrète des Hwarang, qui l’avait formé et entraîné dès son plus jeune âge, avec son frère Joo Sang LEE. Les deux enfants avaient été confiés au moine par leur père, lui-même pratiquant d’arts martiaux ; ils ont ainsi passé une trentaine d’années sous sa tutelle directe, au temple de Sogwangsa.

Au cours des années 1960, le Hwa Rang Do a prospéré en Corée du Sud avec plus de 30 écoles à Séoul, mais, avec le départ de la famille LEE aux Etats-Unis, il s’est par la suite davantage développé à l’étranger au détriment de son pays d’origine. La volonté actuelle est de relancer le Hwa Rang Do en Corée ; c’est là un des souhaits du Grand Maître Taejoon LEE (fils du Dr Joo Bang LEE / 59e génération de Chevaliers Hwarang). Il a été formé par son père et a passé toute sa vie à apprendre le vaste programme du Hwa Rang Do (plus de 4000 techniques) et tous les autres enseignements de cet art martial si complet. Maître Taejoon LEE est basé actuellement au Luxembourg, afin de pouvoir développer plus aisément sa discipline en Europe. Le Hwa Rang Do est pratiqué dans de nombreux pays et le siège mondial de la World Hwa Rang Do Association est situé à Tustin, en Californie, où réside encore le Dr Joo Bang LEE.

Le Tae Soo Do a été créé en 1990 par le fondateur du Hwa Rang Do, le Dr Joo Bang Lee. Le Tae soo Do est divisé en mouvements de base, techniques de frappe et de coups de pied, auto-défense, maniement d’armes, sparring et grappling. Le Hwa Rang Do étant très exigeant et demandant une force d’engagement que la majorité des débutants d’aujourd’hui ne possèdent pas au départ, le Tae soo Do a été créé comme une sorte de premier cycle permettant de développer des bases solides à la fois physiques et mentales requises pour réussir en Hwa Rang Do.

Par Danielle TARTARUGA

Journaliste honoraire de Korea.net et pratiquante d’arts martiaux

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CULTURE밥 Bap : le riz à la coréenne

16/04/2024

Bap est de ces mots, simples en apparence, qui s’absorbent vite et se digèrent lentement, libérant peu à peu la profondeur de leur univers de sens. Il relève du vocabulaire élémentaire enseigné à qui cherche à connaître ...

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Bap est de ces mots, simples en apparence, qui s’absorbent vite et se digèrent lentement, libérant peu à peu la profondeur de leur univers de sens. Il relève du vocabulaire élémentaire enseigné à qui cherche à connaître les rudiments de la langue coréenne. Les débutants dont j’ai fait partie l’assimilent aisément comme signifiant le riz. Voilà un raccourci qui altère la compréhension de ce que ces trois lettres charrient avec elles. Bap exprime en effet plus et moins à la fois que le terme dont nous usons en français pour dire et penser cet aliment au cœur de la cuisine et, par extension, de la culture des pays est-asiatiques.

 

Bap renvoie d’abord à un en-deçà de notre terminologie dans la mesure où il désigne exclusivement le riz cuit, par opposition à ssal, le riz cru. Ce couple se distingue d’un autre réservé au riz à l’état de plante : mo, soit le semis, et byeo, lorsque le premier parvient à maturité avant d’être récolté. La variété consommée dans la péninsule coréenne correspond au riz rond, riche en amidon, de couleur blanche et à la texture légèrement collante. En tant que riz cuit, le bap peut se présenter seul, dans un bol comme dans une phrase, mais il se décline aussi sous de nombreuses formes tant culinaires que lexicales. Parmi ses dérivés : gimbap (ce rouleau où le bap côtoie une feuille de gim, l’algue séchée dont il est enrobé pour lui-même enserrer légumes et parfois thon ou bœuf haché), bibimbap (littéralement « riz mélangé », où le bap se marie à d’autres ingrédients grâce au liant qu’offre la pâte de soja fermenté au piment), bokkeumbap (le riz sauté), ssambap (où le bap se dépose dans un morceau de salade et s’agrémente de sauces et accompagnements divers pour devenir ssam, une « bouchée enveloppée »), etc. Sous son jour le plus banal, celui du bol de riz, le bap incarne cet incontournable du régime alimentaire coréen traditionnellement servi à tous les repas, y compris le petit-déjeuner, minimalement aux côtés d’une soupe (guk) et de petits mets variés (banchan). Il est à noter, comme me le rappelait un collègue avisé, que l’anglicisme rice est préféré dans les plats d’inspiration étrangère que sont notamment omurice (omelette fourrée au riz sauté), kare rice (riz au curry) et hirice (riz au bœuf en sauce), tous nés au Japon mais populaires chez son voisin péninsulaire.

 

D’acception plus restreinte que le riz, bap représente néanmoins un au-delà de notre terminologie. Par métonymie, il désigne en effet le repas, la nourriture. « Avez-vous mangé ? » se dit ainsi en coréen « Avez-vous mangé du riz (cuit) ? ». La locution va même jusqu’à revêtir le sens de « Comment allez-vous ? » dans lequel elle est aujourd’hui encore communément employée. Ce dernier usage est censé constituer un legs de la période de misère ayant suivi la guerre de Corée (1950-1953), avant que la moitié sud de la péninsule ne se hisse du statut d’un des pays les pauvres au monde à l’orée des années 1960 à celui de pays riche membre de l’Organisation de développement et de coopération économiques au milieu des années 1990. L’équivalence entre les deux questions me paraît susceptible d’être plus ancienne au vu de la charge symbolique dont le bap est investi. Il est ainsi associé à un élément qui, par son partage, unit, à commencer par les membres de la famille (sikgu) dont une des définitions possibles n’est autre que la communauté de ceux qui mangent ensemble du riz. Cette communauté comprend non seulement les vivants mais également les morts comme en témoignent les offrandes rituelles pratiquées lors de la cérémonie dédiée aux ancêtres (jesa), et parmi lesquelles le riz figure, avec l’alcool et le bouillon, sur la rangée la plus proche de l’autel. L’acte de planter les couverts dans un bol de riz s’en trouve d’ailleurs prohibé à la table des vivants, étant uniquement autorisé à celle des morts.

À ce titre, une voie d’appréhension réside, me semble-t-il, dans ce que Georges Perec nomme « l’infra-ordinaire », soit « ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour », ce que nous « vivons sans y penser », comme manger du riz dans le contexte de la société coréenne [1]. L’infra-ordinaire renvoie donc à cette matière journalière trop banale pour se glisser dans les pages d’un journal, trop quotidienne pour faire irruption dans un quotidien de presse, mais qui mérite et même nécessite qu’on s’y intéresse. Comme l’explique Perec, « Ce qu’il s’agit d’interroger, c’est la brique, le béton, le verre, nos manières de table, nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps, nos rythmes » [2]. Autrement dit, le règne de l’habituel. Et pour ce faire, l’auteur des Choses propose une série de gestes : « Décrivez votre rue », « Faites l’inventaire de vos poches », « Questionnez vos petites cuillers [3] ». Cette dernière injonction se révèle d’autant plus féconde qu’elle met en lumière une singularité coréenne par rapport au reste de l’Asie orientale, le bap se dégustant dans la péninsule à la grande cuillère (celle qui plonge aussi dans la soupe) et non avec des baguettes. Au chapitre des habitudes culinaires, investiguer l’infra-ordinaire se traduit par ailleurs chez Perec par une « Tentative d’inventaire des aliments liquides et solides que j’ai ingurgités au cours de l’année mil neuf cent soixante-quatorze », le riz se trouvant mentionné à plusieurs reprises mais sans occuper l’espace qui serait le sien dans la liste d’un homologue coréen.

Une telle comparaison imaginaire est rendue peu ou prou possible par les organismes statistiques qui mesurent la consommation annuelle de riz par an et par habitant : autour de 5 kg à l’heure actuelle en France, au-delà de dix fois plus en Corée du Sud avec une moyenne de 56,7 kg en 2022 (soit 155,5 g ou un bol et demi par jour). L’annonce de ce chiffre a néanmoins eu pour effet de faire basculer cette denrée de la sphère de l’infra-ordinaire ou de la répétition journalière à celle de l’extra-ordinaire ou de l’événement journalistique comme l’atteste la vague d’articles accessibles en ligne. Les 56,7 kg susmentionnés y sont rapportés comme coïncidant au niveau de consommation de riz le plus bas jamais enregistré depuis 1963, date à laquelle le décompte a débuté. Le seuil des 100 kg par personne était alors dépassé et l’est resté jusqu’au milieu des années 1990, culminant à 128,1 kg en 1985 [4]. Une diminution par deux est donc survenue au cours des trois décennies passées, baisse dont il est prévu qu’elle se poursuive. Dans le même temps, la consommation de viande n’a cessé d’augmenter jusqu’à s’établir à 58,4 kg par habitant en 2022, supplantant pour la première fois celle de riz. Les raisons invoquées de ce renversement correspondent aux transformations structurelles qui ont affecté la société sud-coréenne jusque dans ses pratiques alimentaires : mutations économiques (développement ayant conduit à une hausse de l’apport en protéines et au déclin corrélatif de la place du riz), évolutions démographiques (accroissement des ménages constitués d’une personne à la recherche de solutions rapides de restauration) et adaptations culturelles (pénétration non seulement des produits mais également des modes de consommation venus d’ailleurs, résultant notamment dans l’abandon du petit-déjeuner traditionnel et le remplacement du bap par d’autres céréales).

Reste à apprécier la portée de ces changements en termes d’imaginaire, soit dans les représentations où ce que la langue dit peut différer de ce qu’elle mange. La rémanence de l’expression « Avez-vous mangé du riz ? » pour signifier « Comment allez-vous ? » en est bien sûr le plus parlant exemple. D’autres sont à puiser dans le répertoire des proverbes où le bap ne se contente pas d’être particulièrement présent mais où il connote durablement le banal, l’habituel. Ainsi de la formule « faire quelque chose comme si l’on mangeait du riz » qui implique « faire quelque chose très souvent ». Bap continue donc d’appartenir à ces « choses communes » coréennes qui méritent d’être soumises à enquête dans la lignée de l’interrogation perécienne sur l’infra-ordinaire.

— 
Note
[1] Georges Perec, L’infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989, p. 11.
[2] Ibid., p. 12.
[3] Ibid.
[4] Asia Pacific Foundation of Canada, « “Have You Eaten Rice Today ?” For Many South Koreans, the Answer is Increasingly, “No” », 
14 février 2023, accessible en ligne : asiapacific.ca/publication/have-you-eaten-rice-today-many-south-koreans-answer.

Par Justine GUICHARD, Maîtresse de conférences en études coréennes - Université Paris Cité

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GEOGRAPHIELes montagnes, écrin de Séoul

22/03/2024

Les reliefs montagneux couvrent environ 70% du territoire sud-coréen et constituent la marque caractéristique de ses paysages. C’est en particulier le cas pour Séoul où ils s’imposent au regard du promeneur et font partie de son charme et de sa personnalit&eac...

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Les reliefs montagneux couvrent environ 70% du territoire sud-coréen et constituent la marque caractéristique de ses paysages. C’est en particulier le cas pour Séoul où ils s’imposent au regard du promeneur et font partie de son charme et de sa personnalité. Alors qu’ils peuvent se révéler un handicap pour les activités humaines dans le reste du pays, les Séouliens se les sont appropriés dans leur vie quotidienne, pour leur plus grand bénéfice.

 

En 1905, Pierre Loti écrivait dans La Troisième Jeunesse de Madame Prune : « Dès le matin, ce soleil, sur l’immense ville grise, enfermée dans ses remparts crénelés et dans son cirque de montagnes grises […]. De tous côtés surgissait dans le ciel, comme un terrible mur en pierrailles noirâtres la chaîne de ces montagnes enveloppantes… » Peut-être était-ce un jour de pluie sur la ville ou de cafard pour l’auteur, car ces montagnes sont aujourd’hui plutôt considérées comme un atout esthétique majeur de la cité. Séoul comptait alors 230 000 habitants environ contre plus de dix millions aujourd’hui ; elle n’est plus « grise », loin s’en faut, la couleur est partout (sauf sur les immeubles verticaux qui semblent vouloir concurrencer la hauteur des pics), mais le « cirque de montagnes » est bien sûr toujours là, parfois partiellement englobé dans Séoul. En tout cas, il n’est plus ressenti comme « terrible », les Séouliens l’ont apprivoisé.

 

Une capitale née d’un qi propice

On pourrait dire que la montagne a en quelque sorte enfanté Séoul. La cité, qui s’appelait alors Hanyang, devint en 1394 la capitale de la dynastie Yi fondée en 1392 par le général coréen Yi Seonggye. Ce choix résulta de longues délibérations. Il fut en effet déterminé suivant les règles de la géomancie (fengshui en chinois, pungsu en coréen) dont les principes de base, pour résumer très rapidement une doctrine assez complexe, sont que la nature est vivante et que, tout comme le corps humain, elle est parcourue de flux d’énergie (qi en chinois, gi en coréen). L’endroit où les veines qui véhiculent le qi sous la surface de la terre convergent est réputé propice à l’établissement humain. Une condition essentielle réside dans la présence de cours d’eau sur le site, mais surtout d’une montagne sur ce qui doit devenir l’arrière de cet ancrage. Toutes ces conditions furent jugées remplies sur l’emplacement de ce qui allait devenir la capitale du royaume de Joseon, en particulier grâce à la présence au nord du mont Bukhan. Le palais royal, Gyeongbok, fut construit en l’adossant à cette montagne, le flux bénéfique qui en émanait traversant la salle du trône avant de baigner la ville.

 

Une « montagne »… de 125 m d’altitude

Une précision s’impose. Les Coréens accolent libéralement le suffixe san, « montagne » (Bukhansan, par exemple) aux noms de reliefs de hauteurs vraiment diverses : dans le cas de Séoul, 836 m au pic Baegundae, le plus élevé, qui se dresse sur le mont Bukhan – classé parc national en 1983 – ou 125 m pour la plus petite « montagne », le mont Nak (Naksan), qui est plutôt une colline étirée. Le « cirque de montagnes » qu’évoquait Pierre Loti est composé, pour citer les principales hauteurs, des monts Bukhan, Dobong (739,5 m en son point culminant) à la limite nord de l’agglomération, Gwanak (632 m) au sud, ainsi que d’un grand nombre d’ensembles rocheux plus ou moins importants à présent sertis dans la ville : le mont Nam (262 m) – le plus célèbre ; avec la tour de télécommunication de 236,7 m qui le surmonte, il est un peu l’image symbole de Séoul comme la tour Eiffel l’est pour Paris – au centre de la ville, les monts Inwang (338 m) au nord, Yongwang (78 m) à l’ouest, Acha (287 m) à l’est, Maebong (95 m) au sud du fleuve Han… Autant d’éminences d’où on peut jouir de magnifiques vues sur Séoul. Sans compter un grand nombre de petites collines boisées, aux pentes plus ou moins raides, disséminées dans la ville et qui apparaissent au détour d’une rue.

 

La montagne, domaine de l’esprit… et des esprits

Depuis des siècles, la montagne a inspiré les poètes et les peintres coréens. Elle a également attiré les âmes en quête d’absolu ou de réconfort. Ces monts, parsemés d’ermitages bouddhiques et d’autels chamaniques, sont des hauts lieux – sans jeu de mots – spirituels peuplés d’esprits. Les peintures représentant Sanshin, le dieu des montagnes en Corée, sont présentes dans nombre de ces sanctuaires. Il y est souvent représenté comme un vieillard à longue barbe blanche assis à côté d’un tigre, lequel était réputé être envoyé en mission de représailles contre les villages qui avaient déplu à la divinité. Une mention particulière pour le mont Nam, qui marquait autrefois la limite sud de la capitale. À la fin du XIVe siècle avait été édifié à son sommet un sanctuaire dédié aux divinités de la montagne, qui était devenu un des principaux centres du chamanisme en Corée, le Guksadang – on peut d’ailleurs encore apercevoir dans quelques replis discrets du roc des femmes en prière devant de petits autels garnis de la tête de porc caractéristique des offrandes faites au nom de cette croyance. L’occupant japonais le fit détruire en 1925, édifiant par ailleurs à mi-pente, en une sorte de guerre des symboles, un temple shintoïste appelé Chosen Jingu, aujourd’hui détruit. Le Guksadang fut transféré sur le mont Inwang, la « montagne sacrée de Séoul » du fait des nombreux sanctuaires bouddhiques ou chamaniques qu’on y trouve. À noter le Seonbawi, rocher célèbre qui, selon les Coréens, évoque un moine bouddhiste en prière. C’est traditionnellement le lieu de prédilection des femmes qui veulent prier pour avoir un enfant. Le mont Inwang marquait autrefois la limite ouest de Séoul. Un sentier qui longe l’ancienne muraille conduit au sommet.

 

Une couronne de murailles

Un autre écrivain-voyageur français, Jean de Pange, notait en 1904 dans son livre En Corée : « […] au fond d’un cirque de montagnes granitiques, il [Taejo, le fondateur de la dynastie Joseon] édifia son palais, puis éleva une enceinte gigantesque que la ville, malgré ses deux cent mille habitants, n’est jamais parvenue à remplir. » Eh bien, avec le temps, elle y est parvenue ! Séoul était ceinte de 18 km de « remparts crénelés », comme l’écrit Loti, édifiés à la fin du XIVe siècle et qui reliaient quatre des sommets du « cirque de montagnes » : Bugak au nord, Nak à l’est, Nam au sud et Inwang à l’ouest. Des pans en furent abattus du temps de la colonisation japonaise afin de construire des routes et de créer des lignes de tramway. Seuls furent épargnés des tronçons courant le long des hauteurs, ainsi que deux grandes portes qui perçaient la muraille, Namdaemun et Dongdaemun, devenues depuis des îlots battus par les flots du trafic automobile. Cette enceinte a été restaurée, essentiellement sur les lignes de faîte, sur une longueur de 10 km et fait toujours partie du paysage de la capitale. Sur le mont Nak, on peut, en dépit de sa faible hauteur, admirer de superbes panoramas en partant de Dongdaemun et en longeant la vieille muraille. Le sentier, qui au passage traverse le pittoresque Village mural dédié au street art et très à la mode, débouche sur un jardin en pente au niveau du quartier Hyehwa.

 

"Sanshin, le dieu des montagnes en Corée, est souvent représenté comme un vieillard à longue barbe blanche assis à côté d’un tigre."

 

Le poumon vert des Séouliens

Ce Village mural perché à proximité des remparts illustre l’appropriation par les Séouliens de leurs montagnes devenues des lieux de vie, de loisirs, de détente, d’activités physiques et d’une – relative – oxygénation. Les reliefs forestiers constituent en effet une part importante des 160 km2 d’espaces verts de la capitale et après quelques instants de marche, en sortant d’une bouche de métro par exemple, il est presque toujours possible de se retrouver sur des chemins de terre pentus serpentant au milieu des arbres. Pour comprendre le rôle essentiel que jouent les san – quelle que soit leur taille – dans le quotidien des habitants, il suffit de voir la ruée de Coréens de tous âges, généralement en groupes, équipés comme pour la conquête du mont Blanc, se lançant sur des sentiers de randonnée plus ou moins ardus afin de fuir la pollution urbaine et de retrouver la nature. Les sacs à dos gonflés ne contiennent ni tentes ni piolets, mais le sacro-saint pique-nique que l’on dégustera si possible les pieds dans l’eau des petits torrents. La semaine rend à ces reliefs une partie de leur calme. Ils sont alors largement fréquentés par des personnes âgées qui entretiennent leur forme grâce à la marche et aux nombreuses aires de fitness aménagées par la municipalité au détour des sentiers. C’est aussi pour elles l’occasion de retrouver les copains ou les copines pour de longues conversations à l’ombre d’un petit kiosque au toit en forme de pagode ou de faire une paisible sieste allongé(e) sur un banc. Les joies d’un farniente bucolique… à deux pas de la frénésie de Séoul.

 

Par Jacques BATILLIOT - Traducteur

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Entre Paris & Séoul

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